jeudi 23 mars 2017

Le jugement majoritaire

J'ai parlé dans mon premier article de l'importance de voter. Et maintenant, je vais vous expliquer que voter, c'est *mal*...

Voter, c'est mal ?

Derrière cette phrase que je veux volontairement provocante, et à priori en contradiction avec mon premier message, il y a une vraie idée. En fait, il faudrait plutôt dire : "voter ce n'est pas suffisamment bien". Pourquoi ? Parce que voter, c'est choisir une personne/liste. Or, choisir c'est renoncer. Mais pourquoi devrait-on forcément renoncer à TOUS les autres candidats pour en choisir un si plusieurs personnes portent des valeurs en lesquelles on croit ? Pourquoi sous prétexte de voter pour tel candidat ça voudrait dire qu'on est en total désaccord avec tel autre ?

Et bien pour tout dire, on n'est pas obligé ! Enfin, on pourrait ne pas l'être... Les solutions existent,
et l'une d'elles est le vote par jugement majoritaire au lieu du vote à la majorité.

Pour commencer, je tiens à remercier David Louapre pour sa vidéo et son article expliquant les tenants et aboutissants de cette méthode de vote. La vidéo fait 20mn donc je vais essayer de résumer le mieux possible ce qu'il raconte. C'est vraiment très intéressant et ça vaut le détour.

Pourquoi le vote à la majorité pose-t-il problème ?

Le premier problème, comme dit plus haut, c'est que l'on est obligé de choisir 1 seul candidat, et donc, de renoncer à tous les autres. Sur une élection à deux tours, même si sur 10 candidats il y en a plus de la moitié qui nous plaisent, il y a toujours une forte chance qu'aucun ne soit présent au second tour. Ce vote à la majorité pousse au vote utile pour les grands partis (au détriment du vote réellement utile pour le pays), au vote "par dépit", et au vote "contre" un autre.

Ce mode de scrutin induit le risque que les électeurs se lassent d'aller voter pour finalement des candidats qui ne correspondent pas vraiment à leurs idées. (d'où la hausse de l'abstention et du vote blanc)

Ce mode de scrutin réduit presque à néant les chances des "petits" candidats d'être élus, justement à cause de cette tendance à favoriser "celui qui a le plus de chances dans ceux qui se rapprochent le plus de mes idées" au lieu de simplement voter pour ceux que l'on pense être meilleurs.
Mais ce système n'est pas mauvais que pour les petits candidats, car la multitude des candidats fait aussi en sorte que les candidats "de poids" risquent de ne pas être au second tour à cause de l'éparpillement des voix, alors même que l'éparpillement n'implique pas forcément la désapprobation.

Bref, le système de vote actuel donne légitimité à un candidat élu alors qu'il peut l'être "par défaut", "contre un autre" et sans forcément représenter ce que le peuple veut.

Le vote par jugement majoritaire, c'est quoi ?

Le principe est qu'au lieu de choisir un candidat en éliminant les autres, on juge chaque candidat sur une échelle de notes. Ce mode de scrutin a été proposé par Rida Laraki et Michel Balinski, deux chercheurs français au sein de l'École Polytechnique dont les premières études parurent en 2007. Il est à noter que laprimaire.org a utilisé ce système pour élire leur candidat pour l'élection présidentielle à venir (Charlotte Marchandise, qui n'a malheureusement pas réuni les 500 parrainages pour valider sa candidature). Ils ont décidé de faire le scrutin à 2 tours, mais selon moi, un scrutin à 1 tour est encore plus facile avec ce système.

Prenons l'exemple avec 7 mentions (mais on pourrait simplifier et n'en mettre que 5) : À rejeterInsuffisantPassableAssez-BienBienTrès-Bien et Excellent. Les électeurs donneraient donc une mention à chaque candidat (ne pas noter équivaut à mettre "À rejeter"), et le candidat avec la meilleure mention majoritaire est élu.
Voici à quoi pourrait ressembler un bulletin de vote :
Exemple de bulletin de vote au jugement majoritaire

La mention majoritaire s'obtient en trouvant la médiane :
On cumule les scores des mentions, en commençant par les mentions les plus hautes, jusqu’à arriver à 50%. La mention qui permet d’atteindre ou dépasser 50% est alors la mention majoritaire (cela marche aussi dans l’autre sens, le résultat sera le même).
Ci-dessous, ce que pourraient être les résultats :
Exemple de résultats de vote au jugement majoritaire

En faisant la somme des scores des mentions, on obtient ainsi le candidat C en vainqueur (on peut le voir aussi sur le graphique en regardant la ligne médiane) parce qu'il a la meilleure mention (Assez-Bien) :
  • A: 1+7+15+25 = 48% jusqu'à Assez-Bien, et 83% jusqu'à Passable. Passable est donc sa mention majoritaire.
  • B: 1+7+7+15 = 30% jusqu'à Assez-Bien, et 55%  jusqu'à Passable. Là encore Passable est sa mention majoritaire.
  • C: 8+10+15 = 33% pour Bien et 68% pour Assez-Bien, c'est donc Assez-Bien la mention majoritaire.
 

D'accord, mais comment départager deux candidats qui obtiennent la même mention majoritaire ? S’il n'y avait eu que A et B dans l'exemple précédent, comment déterminer qui gagne ? On rajoute alors des indices + ou - à la mention majoritaire. C'est assez simple, si le pourcentage des mentions au-dessus de la mention médiane est supérieur au pourcentage des mentions en dessous de la médiane, alors on met "+", et on met "-" si le pourcentage en dessous est inférieur ou égal au pourcentage au dessus.
Dans l'exemple précédent, A est "Passable +" car la somme de Excellent+Très-Bien+Bien+Assez-Bien (48) est supérieure à la somme de A rejeter+Insuffisant (17). Pour B, c'est "Passable -" car la somme des premiers (30) est inférieure ou égale à la somme des seconds (45). A est donc devant B.

Et si ça ne suffit pas ? Si les deux candidats ont la même mention avec "+", celui qui aura le meilleur pourcentage de mentions supérieures à sa médiane gagnera, parce qu'on considère qu'il y a plus de personnes qui le notent mieux. Si les deux candidats ont la même mention "-", celui qui aura le plus faible pourcentage de mentions inférieures à la médiane gagnera parce qu'on considère qu'il y a moins de personnes qui le notent moins bien.

Mais ça change quoi de juger au lieu de choisir ?

En fait, ça change tout.


Mais puisque cette affirmation ne va certainement pas vous suffire, voici ce que ça changerait dans les faits : 
  • Il n'y aurait pas d'éparpillement des voix à cause de la multiplication des candidats. En effet, si plusieurs candidats ont la même sensibilité, les électeurs pourront les noter tous sans que cela n'en pénalise un.
  • Cela donnerait une vraie chance aux petits candidats qui ne subiraient plus les terribles "vote utile" et "vote par dépit".
  • Pour l'électeur, cela permet de ne pas avoir à choisir un seul candidat quand plusieurs nous conviennent.
  • Ce modèle permet surtout de ne plus jamais voter pour quelqu'un pour la simple raison qu'on veut voter contre l'adversaire.
  • Ce modèle limite les stratégies car voter au plus haut ou au plus bas pour un candidat ne changera pas ou peu la médiane par rapport à un vote honnête (voir le blog de David Louapre pour une explication plus détaillée sur ce point).
  • Il n'y a plus de concept de "consignes de vote", premièrement parce qu'on ne fait qu'un tour. Mais même si on décidait d'en faire deux, une consigne de vote ne peut se transformer en consigne d'opinion.

Et le vote blanc dans tout ça ?

En fait, le vote blanc est déjà intrinsèquement intégré au processus. Voter blanc revient en fait à voter "à rejeter" pour tous les candidats.

On pourrait ainsi mettre deux règles simples :
  • Si aucun candidat n’est au-dessus de Insuffisant, on rejoue l'élection, si possible en changeant les candidats.
  • Tout candidat ayant "à rejeter" comme mention majoritaire est disqualifié pour les élections suivantes au même poste.

C'est un système parfait alors ?

Ce n'est certainement pas un système parfait. Certains vous diront d'ailleurs qu'il est impossible d'avoir un système de vote parfait de toute façon, mais il permet en tout cas de redonner un peu plus de voix au peuple. Il permet d'élire le candidat le plus consensuel, le plus apprécié par la majorité, et donc de réduire la désaffection des citoyens pour les urnes.

Voici tout de même ce que certains reprochent à ce système :
  • Cette méthode est utilisée depuis longtemps pour des études de marché :
    • Il y a le problème philosophique d'utiliser un outil marketing pour un processus démocratique. Il est à mon avis philosophiquement plus contestable de s'obstiner dans un système qui mécontente et fait fuir les électeurs, et par la même, qui détruit le processus démocratique.
    • Dans les techniques de marketing, il semblerait que l'ordre des éléments pour lesquels on vote influence grandement les résultats. C'est un point peu pertinent dans le cas d'une élection car les candidats seront largement connus avant et les électeurs auront certainement fait leur opinion avant de remplir le bulletin.
  • Il y a le risque que deux candidats favoris se neutralisent au profit d'un troisième plus "moyen". Ce ne serait pas forcément un mal : si le candidat "moyen" passe, c'est qu'il remporte moins d'amertume à son égard que les autres. De plus, pour que ce risque soit réel, il faudrait que l'ensemble des électeurs des deux favoris donne la meilleure mention à leur candidat et la pire à l'autre, ce qui est quasi impossible.
  • On ne voterait plus pour un programme politique, mais sur ce qu'il y aurait de bien ou pas dans chaque programme. Pour moi, ce n'est clairement pas un mal... Je ne crois pas dans les solutions miracles ou les programmes parfaits. Mais au moins, ce système de vote donnera au vainqueur une meilleure indication de ce que les électeurs pensent des différents programmes de ceux qui seraient battus.
  • Ce système nécessite que l'on connaisse tous les candidats et avec une dizaine de candidats, il est difficile de connaître les projets de chacun. C'est un fait, et faire des débats avec une partie seulement des candidats n'arrangerait rien au problème. Il faut donc que les partis et les médias repensent la manière de faire campagne. Ça ne devrait d'ailleurs pas attendre la mise en place du jugement majoritaire... Il faudrait avant les élections, multiplier les débats, avec 3 ou 4 candidats tirés au sort pour chaque débat.
  • Le dépouillement nécessiterait forcément des machines de vote, et rendrait le dépouillement plus complexe et coûteux. Je pense qu'il n'est pas nécessaire de passer par des machines de vote pour gérer cela. Le dépouillement serait effectivement un peu plus complexe, mais pas de là à le rendre infaisable.
  • Enfin, et c'est peut-être là qu'est son principal défaut, le concept n'est pas forcément facile à expliquer. La manière de voter reste simple, mais expliquer comment on obtient le résultat n'est pas trivial et pourrait donc amener à des contestations si elle n'est pas comprise.

Conclusion

J'ai été personnellement convaincu par ce système que je trouve vraiment novateur. J'espère vous avoir donné envie d'en savoir plus. Je vous invite vraiment à vous interroger sur le concept et à le faire connaître de vos amis et de vos élus.



PS (20/04/2017) : Voici un lien vers une BD qui explique de manière ludique et simple les principes du jugement majoritaire : https://lechoixcommun.fr/articles/Vous_reprendrez_bien_un_peu_de_democratie-1.html

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